I

 

 

Mis à part causer de choses et d'autres avec ses occurrents compagnons de misère ou le personnel soignant, pour occuper son inaction forcée, quand il ne dormait pas, Augustin lisait et écrivait. Dans ce lit de l'hôpital militaire d'Alger où il se trouvait cloué depuis plus d'un mois, il n'avait rien d'autre à faire.

Il parcourait plus ou moins en détail tous les journaux qu'on voulait bien lui prêter, lisait quelquefois un article à voix haute afin de répondre à la requête d'un voisin de chambrée illettré, désireux d'être mis au courant des nouvelles publiées par la presse d'Alger ou de France, de tromper l'ennui, d'oublier un instant la souffrance. Il lisait aussi, des livres provenant d'une bibliothèque dont les pensionnaires de l'hôpital pouvaient bénéficier grâce à une généreuse donation. C'est ainsi qu'il avait découvert des œuvres de grands écrivains du siècle des lumières et d'auteurs contemporains auxquels – hormis Chateaubriand – jamais le bon père Plasmann ne s'était référé pour les exercices de lecture ou de grammaire qu'il faisait exécuter à ses élèves. Passé l'âge de l'école, ce n'est pas à la Vignotte, avec tout le travail qu'il avait à faire aux champs, qu'Augustin aurait pu trouver le temps de lire Zadig, Paul et Virginie ou Cinq-Mars.

De sa vie, il n'avait guère eu l'occasion de lire à loisir des livres tout entiers. Certes, le bon vieux curé de Rémilly qui, par son enseignement, lui avait donné, comme à tant d'autres au village, les outils fondamentaux du savoir et des bases de culture classique, poussait la conscience pédagogique jusqu'à prêter à ses élèves les plus méritants des ouvrages de sa bibliothèque personnelle. Cela avait été son cas, mais un jeune fils de paysans ne pouvaitque par exception lire jusqu'au bout sans faillir une histoire de Rome, les Fables de La Fontaine, des vies de saints ou les Évangiles. Un de ces livres toutefois présentait les caractères d'un roman, il s'agissait des Aventures de Télémaque. Ce livre, écrit jadis pour l'édification d'un jeune prince, Augustin l'avait lu du début à la fin plusieurs fois, toujours avec autant de plaisir, mais c'était le seul. À l'école du père Plasmann, ses autres lectures, volontaires ou au titre d'exercices multiples et répétés, n'avaient jamais été que fragmentaires pour la plupart d’entre elles. S'il avait toujours aimé lire, de manière générale la possibilité de s'adonner à ce plaisir lui avait manqué jusque-là ; aussi, dans la situation où il se trouvait, profitait-il avec une relative satisfaction de l'occasion qui lui était offerte de rattraper un peu le temps perdu.

 

Dans la posture semi-allongée qui était la sienne, écrire était plus difficile. Sur sa demande, on lui avait fourni une plume et de l'encre mais pas de crayon. Il avait donc dû s'escrimer à tremper la plume dans l'encrier posé sur une table de soins au chevet du lit, avec beaucoup de précautions pour ne pas le renverser ni faire de taches, en n'écrivant chaque fois que quatre à cinq mots sur la feuille de papier ou la page de cahier qu'il maintenait par le pouce contre la couverture rigide et lisse d'un in-quarto dont il se servait en guise de sous-main. Il en fut de la sorte jusqu'au jour où, navrée de le voir à la peine, l'une des religieuses qui prodiguaient aux malades et aux blessés les plus nécessaires soins du corps et de l'âme, lui avait apporté une écritoire agencée pour le voyage ou le lit. Il s'agissait d'une boite rectangulaire en bois précieux, toute plate, munie d'un support escamotable qui permettait une installation en plan incliné afin d'y poser le papier dans une position de confort idéale pour l’écriture. Ainsi disposée, cette boite devenait un véritable bureau miniature pour qui l'utilisait : sur l'avant, en faisant glisser une trappe à coulisse, on découvrait un écrin dans lequel reposaient alignés un porte-plume, un crayon, un canif à deux lames, un petit encrier en verre enchâssé dans sa forme et fermé hermétiquement par un bouchon à vis en métal argenté ; sur le côté droit, s'ouvrait un tiroir destiné à contenir une provision de papier.

- C'est le bien de famille que j'ai choisi de garder en prononçant mes vœux, lui avait dit sœur Pascale-Marie, je vous le prête volontiers.

Ce petit meuble avait tout changé : grâce à lui, écrire au lit, même à la plume, devenait chose aisée. Depuis son arrivée à Alger, Augustin n'avait adressé qu'une seule lettre à ses parents ; le jour même, il en expédia une autre, plus longue que la précédente, dans laquelle, entre autres,il s'excusait de ne pas leur avoir envoyé d'argent depuis longtemps et exprimait ses regrets de ne plus pouvoir le faire tant que durerait la précarité de son état. Dans les jours qui suivirent, il remplit presque entièrement le neuvième de ces cahiers d'écolier dans lesquels il consignait les actes plus ou moins marquants de sa vie militaire ; son "Journal d'Algérie" – comme il venait de l'intituler – qu'il avait délaissé à compter de son départ de Nemours.

Les pages de ces cahiers renfermaient le souvenir de quelques joies et d’afflictions nombreuses, elles témoignaient de pensées intimes aussi bien que de drames sanglants dont certains feraient date dans l'histoire – tels les combats du Kerkour et de Sidi Brahim – alors que d'autres – comme le massacre d'une famille de colons établis à Nemours, au motif que leur troupeau de moutons avait tenté des voleurs – seraient bientôt oubliés.

 

***

 

Lors de cette sinistre nuit du 18 au 19 février 1849, à la ferme des Lorentz, surprenant la famille en plein sommeil, des djiouch1 avaient égorgé sur place, sans aucune pitié, le père, la mère, le fils et le berger.

Dans l'instant, ces misérables assassins avaient épargné Marie. Sans doute les appâts voluptueux de la jeune fille avaient-ils excité leur convoitise : ils l'avaient emmenée avec eux comme ils avaient emmené le troupeau de moutons mérinos, moins dans l’intention d’en user pour assouvir leur concupiscence et leurs vices que dans l’optique d’en tirer un lucratif profit, car une jolie fille comme elle – blonde de surcroît – valait une fortune sur les marchés d'esclaves du Maroc ou des grandes oasis du sud. Elle avait eu de la chance de voir se lever le jour de ses dix-huit ans et de se retrouver libre si peu de temps après avoir été enlevée. Ses ravisseurs avaient presque tous été tués dans l'embuscade tendue par les chasseurs à pied, peut-être trois ou quatre d'entre eux avaient-ils pu se sauver à la faveur de l'obscurité. Quant à elle, une fois la fusillade terminée, les soldats l'avaient trouvée tremblante de terreur, recroquevillée par terre, contre un buisson, retenue sur place par une corde qui lui liait les mains et l'attachait à un djich dont une balle avait fracassé la tête.

 

En quelque sorte, cette nuit-là, Augustin avait eu de la chance lui aussi. Il vivait ! Lorsqu'il s'était élancé, alerté par le bruit du troupeau qui passait le gué de la Mersa, sa folle imprudence aurait pu lui être fatale : une balle avait traversé sa cuisse, brisant le fémur ; une autre l'avait atteint au flanc, juste en dessous des côtes, provoquant une hémorragie importante qui s'était spontanément arrêtée aussitôt après sa perte de conscience.

Recevoir deux balles de fusil et se tirer d'affaire n'est pas donné à tout le monde ! Toutefois, peut-être n’avait-il bénéficié que d'un sursis du destin car la balle qui l'avait frappé au côté n'était pas ressortie. Par miracle, peut-on dire, il n'y avait pas eu d'infection… Mais cette balle s'était fichée dans les chairs tout près d'une vertèbre et le docteur Artigues avait dû renoncer à l'extraire : il ne s’estimait pas de force à tenter une si complexe opération qui pouvait tuer son patient où le laisser paralysé à vie. S'en remettant au Ciel, le médecin avait donc soigné cette blessure le plus simplement du monde et consacré tous ses efforts à la jambe, dont il avait sondé et désinfecté la blessure puis qu'il avait immobilisée dans une gouttière ingénieusement ajourée afin de permettre l'accès aux plaies pour les soins.

- C'est singulier, s'était-il étonné, les deux balles ont pénétré par devant, ce qui est logique, mais celle que tu as reçue à l'abdomen venait de la gauche et semble avoir pénétré en oblique, comme si on l'avait tirée depuis une hauteur ; tandis que celle-ci venait plutôt de la droite et celui qui l'a tirée se trouvait au même niveau que toi. Dans quel guêpier es-tu allé te mettre pour te trouver pris sous des tirs croisés ? Un vrai miracle que tu t'en sortes : un peu plus haut ou un peu plus à droite et celle-ci sectionnait l'artère fémorale, tu te serais vidé de ton sang en un rien de temps ; quant à l'autre, je ne sais par quel heureux hasard elle n’a touché aucun organe vital.

La remarque du docteur Artigues qui, à ce moment-là ignorait le dispositif adopté pour l'embuscade, n'avait pas provoqué sur le coup de réaction de la part d'Augustin, à demi inconscient du fait de l'abondante perte de sang qu'il avait subie. Dans les jours qui suivirent, elle lui était revenue à l'esprit, lui causant quelques tourments. Qu'on lui eût tiré dessus depuis le douar des Ouled Ziri était possible mais peu vraisemblable : le village était contrôlé par le capitaine et puis la nuit était si sombre qu'à pareille distance on ne pouvait pas le distinguer, même en train de courir à terrain découvert. Ce devait donc être un gars de l'embuscade, un camarade, qui avait fait feu sur lui. Était-ce possible ?... Non, il s'entendait bien avec à peu près tout le monde, personne au bataillon, pour quelque obscure raison que ce fût, ne pouvait lui vouloir du mal au point de le tirer comme un lapin.

Restait la possibilité d’un tir accidentel. Augustin s'arrêta un temps sur l'idée qu'un soldat endormi, soudain éveillé par l'alerte, s'était affolé et avait fait feu sans réfléchir sur une ombre qu'il voyait courir devant lui. Puis il en était revenu : d’une part ses camarades étaient entraînés à ne pas tirer sans discernement ; d’autre part leurs fusils étaient des armes puissantes, à trente ou quarante mètres de distance, une balle tirée par l'un d'eux l'aurait transpercé de part en part sans difficulté, elle ne serait pas restée logée dans son ventre, ou dans son dos. Il ne savait même pas exactement où elle se trouvait cette fichue balle !

Malgré ces réflexions de bon sens, la pensée que l'un des siens pouvait l'avoir sciemment pris pour cible était revenue le hanter, lancinante et sournoise, jusqu'à ce qu'une autre idée, à laquelle il s'était plus volontiers arrêté, l’eût remplacée…

 

À l'hôpital de Nemours, parce qu'on avait alors de la place et par faveur spéciale due au docteur Artigues, Augustin bénéficiait d'une chambre individuelle d'ordinaire réservée aux officiers. Il en était ravi, toutefois ce privilège ne présentait pas que des bons côtés, il s'ennuyait souvent et la solitude lui laissait tout loisir de ressasser les plus noires pensées.

Sauf au début, il n'avait eu que peu de visites. La raison en était que dans les premiers jours de mars, le 8e bataillon de chasseurs à pied avait reçu un ordre d'affectation pour Constantine. Cette unité d'élite, bien entraînée depuis neuf mois par le commandant Bradefer, allait reprendre du service au feu dans une zone sensible, puisque, en dépit des dernières opérations menées par le maréchal Bugeaud avant son départ d'Algérie, l'Aurès et la Kabylie restaient à pacifier. Pendant une semaine, les préparatifs du départ avaient causé pas mal d'effervescence puis, le 12 mars, en compagnie de deux escadrons de spahis, le bataillon s'était mis en route. Cloué au lit pour plusieurs jours encore, Augustin était resté.

Durant le temps de son hospitalisation à Nemours, Marie était venue le voir quatre fois, toujours le dimanche matin, avant la messe. La première fois, c'était six jours après le drame. Il était encore faible et la jeune fille subissait très fort le contrecoup des événements horribles qui avaient fait d'elle une orpheline et failli lui coûter la vie. Cette visite lui avait laissé l'image un peu floue d'une Marie en deuil, pâle et amaigrie, dont les traits creusés par le chagrin et tendus par une peur rétrospective qui ne la quittait pas, conféraient à la sensuelle beauté de son visage un charme pathétique saisissant.

À sa seconde visite, Augustin se portait beaucoup mieux. Il avait appris entre-temps que, de manière pour le moins bizarre, le jeune Rouart s'était trouvé pris dans l'embuscade tendue par les chasseurs à pied lors de cette nuit funeste. Pour justifier sa présence loin de la maison paternelle à une heure avancée de la nuit, il avait déclaré s'être éveillé sans raison, un peu passé minuit. Ne parvenant pas à retrouver le sommeil, il s'était levé, s'était habillé et, armé de son fusil, il avait entrepris de faire une tournée des clôtures qui l'avait amené non loin des murs de Nemours. Il avait alors franchi la Mersa et poussé jusqu'à la ferme des Lorentz où il avait surpris les djiouch sur le point de s'en aller en emmenant avec eux le troupeau de mérinos. Par un heureux coup du sort, grâce à l’obscurité, ces bandits ne l’avaient pas aperçu. Affolé, il était aussitôt parti en courant pour chercher du secours, sans trop réfléchir où il allait, et c'est ainsi qu'il était tombé inopinément en plein dans le dispositif de l'embuscade. Arrêté par les carabiniers du lieutenant de Larrazet, il venait de mettre l'officier au courant de ce qu'il avait vu lorsque les pillards étaient arrivés au gué pour traverser la Mersa. Dans la confusion qui avait suivi, Étienne s'était posté avec les soldats et avait fait le coup de feu en même temps qu'eux.

Augustin avait demandé à Marie si elle était au courant de l'étrange équipée nocturne du jeune homme.

- Évidemment, lui avait-elle répondu, il m'a tout raconté en détail.

- Et tu trouves naturel, toi, qu'un gars de vingt ans aille tout seul se promener la nuit comme il l'a fait ? Avec tous les dangers que l'on peut redouter ici...

D'autant plus, avait-il ajouté, qu’Étienne était un lâche qui avait fui au lieu de faire feu sur les Arabes occupés à piller la ferme.

- Cette balle, qu'il a préféré garder pour plus tard, si ça se trouve c'est celle que j'ai reçue dans le ventre.

- Étienne n'a pas tiré sur toi ! Et s'il avait tiré à la ferme les brigands m'auraient tuée, s'était récriée Marie avec une véhémence qui l'avait déconcerté.

Et elle lui avait débité que lorsque la fusillade de l'embuscade avait éclaté, le djich qui, malgré elle, l'entraînait derrière lui en tirant sur la corde liant ses poignets, avait déchargé son fusil en faisant feu au jugé puis, comme elle le ralentissait trop dans sa fuite panique, plutôt que d'augmenter ses propres chances de s'en sortir en l'abandonnant libre, il s'apprêtait à l'égorger lorsqu'il avait lui-même été tué.

- J'aime à croire que c'est ta balle ou celle d’Étienne qui m'a sauvé la vie, avait-elle conclu pour finir.

La troisième visite de Marie avait eu lieu la veille du départ du bataillon pour Constantine. Le sous-lieutenant Thomas était là. Elle était venue plus tard que les fois précédentes et avait l'air pressée. Elle avait embrassé Augustin, l'avait complimenté sur sa bonne mine, puis elle avait fait ses adieux à l'officier et s'était excusée de ne pouvoir rester davantage, elle ne voulait pas se mettre en retard pour la messe.

Elle n'était pas venue le dimanche suivant et, le 25 mars, elle lui avait fait sa dernière visite. Ce jour-là, après quelques banalités échangées avec lui, elle avait marqué un temps d'hésitation et manifesté de l'embarras puis, d'une voix précipitée, elle lui avait annoncé tout de go qu'elle allait bientôt se marier avec Étienne Rouart. Elle aimait bien Augustin, mais elle ne voulait pas devenir l’épouse d'un militaire. Étienne allait reprendre la concession du père Lorentz et, une fois mariés, elle et lui développeraient l'élevage des moutons mérinos que son père avait commencé.

Augustin avait protesté qu'il l'aimait lui aussi, que si elle le voulait, pour elle il abandonnerait sans regret toute idée de carrière militaire ; son service devait se terminer bientôt, elle n'aurait pas longtemps à languir.

- Est-ce de me voir ainsi impotent et toi d'habiter chez les Rouart qui t'a décidée pour Étienne ? Marie, même avec une balle à vie dans le corps je serai un meilleur colon que lui, et un meilleur mari aussi…

Elle l'avait écouté plaider sa cause sans mot dire, baissant les yeux ou détournant la tête pour éviter son regard empreint de détresse et brûlant d'une flamme qui la gênait.

- N'aie pas de regrets, lui avait-elle répondu quand il eut cessé de parler. Je n'étais pas faite pour toi mais pour Étienne. Je peux bien te l'avouer maintenant, je suis devenue sa femme depuis longtemps déjà.

Effondré il l'avait alors entendue lui révéler que lorsque les djiouch étaient arrivés à la ferme pour y commettre leurs crimes, Étienne venait d'en partir. Cette nuit-là, il n'avait pas fait une tournée des clôtures, il l'avait rejointe dans la remise. Depuis quelque temps, entre minuit et le lever du jour, elle et lui se retrouvaient en cet endroit pour s'aimer.

Elle avait laissé Augustin plein de rancœur. Pour la seconde fois de sa vie, le destin plaçait en travers de la route de ses amours un "Étienne" qui lui ravissait celle qu'il aspirait à prendre pour femme.

 

Le déroulement des choses avait fait qu'ensuite il n'avait plus revu Marie. Mais durant les longs jours qui avaient précédé la terrible déception qu'elle lui avait causée, son désir de retrouver dans les plus brefs délais le plein usage de ses jambes, pour paraître mieux à son avantage aux yeux de la belle, l'avait poussé à se comporter avec une stupide imprudence. Vite remis de sa perte de sang, bouillonnant d'impatience à rester couché alors que ses forces revenaient, il s'était plusieurs fois levé pour marcher "en douce", serrant les dents sous l’effet de la douleur que cela lui occasionnait et qu’il avait à cœur de surmonter sans se plaindre. Ce faisant, pour son malheur, il transgressait les consignes impératives du médecin. Il ne devait pas tarder à regretter ce manquement à la discipline et à la raison. Trop peu maintenues pour supporter le moindre exercice, les deux parties de l'os brisé s'étaient déplacées. Au bout de six semaines, quand on lui avait ôté son appareil de contention, Augustin s'était retrouvé avec la cuisse déformée et, par voie de conséquence, la jambe gauche un petit peu plus courte que l'autre.

Le docteur Artigues qui éprouvait une affection compatissante pour les malades et blessés dont il avait la charge, s'était trouvé mortifié du résultat de ses soins. Le brave médecin se tenait pour responsable du mauvais état de la cuisse d'Augustin et il se reprochait de ne pas pouvoir le débarrasser de cette balle qui, toute proche de sa colonne vertébrale, faisait peser sur sa santé et sa vie une menace latente. Par intime compensation morale, il s'était alors démené en faveur de son patient afin d'obtenir qu'il fût envoyé à Alger où le médecin de première classe Dubois – en même temps un chirurgien de talent – pouvait être capable de lui retirer la balle redoutable incrustée dans son corps.

 

Dernier des "soldats noirs" à partir de Nemours, Augustin avait embarqué à bord du Véloce et il était entré à l'hôpital militaire d'Alger le 11 avril.

À trois reprises le docteur Dubois l'avait examiné. Les deux premières fois, il avait longuement palpé le dos de son nouveau patient dans la région lombaire afin de circonscrire l’endroit où se situait la balle ; ces deux examens s'étaient terminés sur des hochements de tête dubitatifs de sa part. La troisième fois, il avait surtout consacré son attention à la cuisse mal réparée. Ce fut plus rapide.

- La balle que vous avez dans le dos est trop près de la colonne vertébrale, diagnostiqua-t-il. Très peu de chirurgiens oseraient s'aventurer à l'extraire de l'endroit où elle se niche, ce serait trop dangereux pour vous. En ce qui me concerne, je ne me sens pas de tenter une opération aussi risquée et, somme toute, peut-être pas indispensable, vous pouvez vivre longtemps avec ce morceau de plomb dans le corps sans en être incommodé plus que ça. Par contre, sergent, si vous ne voulez pas être réformé et rester boiteux toute votre vie, il faut briser de nouveau ce fémur rafistolé pour qu'il se rétablisse correctement. Cela, je peux le faire sans problème et vous ne devriez pas trop souffrir.

C'est ainsi qu'Augustin avait eu l'os de sa cuisse gauche brisé une seconde fois et qu'il s'était trouvé encore immobilisé pour six semaines dans une chambre d'hôpital.

Quoique le chirurgien en eût dit, réalisée sous faible anesthésie, l'opération n'avait pas été une partie de plaisir, loin de là ! Mais le pire était venu ensuite, quand il avait fallu demeurer si longtemps dans ce lit de douleur, sans bouger. Le docteur Dubois lui avait formellement interdit de mettre un pied par terre et Augustin avait obéi avec une constante résignation. D'une part, l'expérience lui servait de leçon et chaque fois que la tentation de se lever devenait trop forte, il songeait que pour avoir enfreint à Nemours les mêmes consignes prodiguées par le docteur Artigues il s'était retrouvé là, dans cette immense chambre de l'hôpital du Dey où s'alignaient sur quatre rangées près de cinquante lits dans lesquels souffraient malades et blessés de toutes sortes ; il n'avait nulle envie de risquer cela une nouvelle fois. D'autre part, il aurait été singulièrement en peine de se déplacer sans béquilles ni cannes, alors qu'un lourd appareillage immobilisait, tendue, sa jambe tout entière.

 

***

 

Enfin, le 28 mai était arrivé ! Ce matin-là, Augustin s'était éveillé plus tôt que d'habitude. Il n'en avait plus pour longtemps à subir son carcan, le médecin major devait l'en libérer le jour même. On était lundi, si tout allait bien, il espérait marcher convenablement dès la fin de la semaine, il pourrait alors obtenir la permission de sortir en ville dimanche. Pour tromper son impatience en attendant l'heure de la visite, sur la base de ce que sa mémoire avait retenu de la sortie qu'il avait faite dans Alger en 1845, il imaginait tout ce qu'il pourrait se payer pour ouvrir une parenthèse d'agréments dans l'existence spartiate qu'il menait depuis quatre ans au bataillon et qui allait bientôt reprendre, plus rude que jamais. Il se revoyait surtout avec ses amis, Joseph-Martin et le caporal Lavayssière, à la Villa des Rosiers. Il n'avait oublié aucun des instants de cette soirée. Combien de fois depuis avait-il pu rêver à ces deux à trois heures de plaisir ineffable vécues en compagnie de Pilar ? Il n'aurait su le dire. Un grand nombre de fois en tout cas puisque leur souvenir avait stimulé la plupart des exutoires charnels auxquels la nature et son genre de vie l'avaient contraint.

À peu près une heure avant la "soupe" du matin, alors que les sollicitations de son estomac lui ramenaient à l'esprit les poulets grillés servis chez Pacheco, l'équipe médicale fit son entrée pour la visite. Augustin dut patienter un moment avant que vînt son tour puis, sous le contrôle attentif du docteur Dubois, deux infirmiers le débarrassèrent de l'encombrante gaine d'attelles, de bandages et de plâtre qui emprisonnait son membre depuis la hanche jusqu'à la cheville. Le médecin examina avec soin la cuisse libérée, compara la longueur des deux jambes et son visage exprima de la satisfaction.

- Votre fémur me paraît remis comme il faut, constata-t-il. Vous allez marcher un peu, pour voir. Aidez-le, vous autres.

Les deux infirmiers le soutenant sous les aisselles, il fit le tour du lit. Chaque pas lui coûtait un effort considérable, avancer la jambe gauche était une véritable torture, plier le genou une impossibilité.

- Parfait ! Recouchez-le. Sergent Houssard, bientôt vous marcherez aussi droit qu'avant d'être blessé. L'infirmier va vous frictionner pour assouplir les muscles et les articulations. Vous-même après cela, massez votre cuisse, exercez-vous à plier le genou et à lever la jambe. On vous apportera une paire de béquilles dans l'après-midi, vous savez déjà vous en servir. Marchez un peu dans l'allée de la chambre, mais n'en faites pas trop pour aujourd'hui, demain ce sera plus facile, et bientôt vous serez en état de rejoindre votre unité.

 

Augustin récupéra le plein usage de sa jambe moins vite qu'il l'aurait voulu car le docteur Dubois freinait son impétuosité et l'empêchait de se donner trop d'exercice. Durant trois jours, il ne fut autorisé à marcher que dans la chambre. Enfin, le samedi matin, au cours de sa visite quotidienne, estimant, à le voir, qu'il était dès lors assez solide, le docteur Dubois lui accorda de s'aventurer dans les cours et les jardins de l'hôpital.

- Il était temps, docteur, soupira-t-il, je n'en pouvais plus de rester enfermé.

- Pourtant vous avez de la distraction ici, vous pouvez vous déplacer, vous avez du monde pour faire la conversation… Et puis vous aviez l'air si content l'autre jour d'avoir enfin l'occasion de lire tout votre soûl.

- Ne vous moquez pas, docteur. Vous savez, le dernier livre que j'ai emprunté, je crois que je n'en viendrai pas à bout. Ce sont des lettres que s'écrivent une Julie et son amoureux. Aucune action là-dedans, c’est ennuyeux et ça m’endort.

Le docteur Dubois saisit l'exemplaire de La Nouvelle Héloïse posé sur le chevet du lit, l'ouvrit au hasard, tourna une page, en fit défiler quelques autres sous son pouce, haussa les épaules puis, sur un ton amusé :

- Cela ne m’étonne pas, je l’ai lu quand j’étais jeune. C'est un livre pour jeune fille rêveuse. Il faut lire des romans de Monsieur Alexandre Dumas, là vous trouverez de l'action.

Le docteur reposa le livre et poursuivit sa visite.

- Il n'y a pas de roman de Monsieur Alexandre Dumas dans la bibliothèque de l'hôpital, protesta Augustin.

Comme le médecin semblait ne pas avoir entendu, il ajusta les béquilles sous ses aisselles et se dirigea vers la porte.

 

L'hôpital militaire d'Alger était un ancien palais d'agrément que le dey Baba Hassan avait fait construire à Bab el Oued au dix-huitième siècle. Depuis son arrivée, Augustin n'en avait pas vu grand-chose car, dès le premier jour de son hospitalisation, le docteur Dubois l'avait consigné en chambre.

D'abord très résolu, parce qu'il était pressé de s'activer de nouveau, au bout de quelques pas il ralentit sa marche en découvrant la succession de couloirs qui longeaient les salles où l'on avait aligné des lits pour les malades et les blessés. Des plafonds ornés de stucs aux motifs tarabiscotés, des murs décorés de faïences précieuses, l'enchaînement de cours à péristyles sous ogives et de terrasses... Tout témoignait d'un art de vivre oriental et d'un luxe passés dont iln'imaginait pas qu'il en pût exister autre part que dans les récits fabuleux d'un conteur des Mille et une Nuits.

Curieux et admiratif, il passa le plus clair de son temps de la matinée du samedi à déambuler dans ces lieux où, joignant l'utile à l'agréable, il pouvait se laisser aller à des rêveries romanesques tout en marchant le plus possible afin de procurer aux muscles de ses jambes l'exercice nécessaire à leur rééducation.

Après le repas de midi, soudain très las il s'allongea sur son lit pour récupérer un peu et sombra dans un sommeil dont il ne sortit qu'en fin d'après-midi. Il avait mal partout et ne retourna que peu de temps parcourir les couloirs avant la "soupe" du soir.

Le dimanche matin, en un premier temps, il se contenta de marcher jusqu'à la chapelle pour ouïr la messe et ensuite, jusqu'à la cantine. Après quoi, bien décidé à ne pas prendre de repos afin que sa jambe fût au plus vite remise en condition et en finir avec son handicap, il reprit un moment ses parcours de la veille. Sa déambulation hasardeuse l’amena jusqu’aux jardins et vergers qui entouraient l'ensemble des bâtiments et il passa tout l'après-midi à en parcourir les allées, ne s'asseyant qu'une seule fois, lorsqu'il eut l'impression que ses jambes n'allaient plus pouvoir le porter.

Le soir, rompu de fatigue mais heureux d'avoir tenu le coup, à peine s'était-il couché que, tout comme la veille, il sombra dans un profond sommeil réparateur.

Le lundi, il échangeait ses béquilles contre deux cannes. Le jeudi, une seule canne lui suffisait.

Dès lors, il n'eut plus en l'esprit que l'idée obsédante de sortir de l'hôpital, d'aller marcher dans Alger, d'y revoir les ruelles parcourues quatre ans plus tôt avec ses amis, qu'il avait tous – d'une façon ou d'une autre – perdus depuis. Il voulait prendre un repas au Grand Café, chez Pacheco, retourner au hammam, à la Villa des Rosiers, revoir Pilar enfin.

Pilar  ! Serait-elle encore là ? Tant d'eau avait coulé sous les ponts depuis… Comment la trouverait-il  ? S'il la retrouvait jamais.

À la demande de permission de sortie qu'il formula le vendredi, le docteur Dubois répondit au delà de son attente.

- Dès demain, vous pourrez sortir et rentrer à votre guise, lui dit-il, à condition de ne pas déranger en regagnant la chambre tard le soir. Vous pourrez même passer la nuit dehors si cela vous chante, mais soyez présent pour la visite du matin. Profitez-en, votre séjour à l'hôpital se termine, vous devriez nous quitter dans le courant de la semaine qui vient.

 

À part soi, Augustin exulte : il va pouvoir retourner à la Villa des Rosiers, il reverra Pilar, il pourra passer une nuit entière avec elle !

 

 

1 - Brigands armés, pluriel de djich.