I - De Marseille à Alger (8 - 11 juillet 1845)

 

 

En ce matin du 8 juillet 1845, ayant quitté le quai du port de Marseille, la frégate Minerve franchissait, peu après dix heures, la passe gardée par les forts Saint-Jean et Saint-Nicolas, prenait le vent, s'élançait vers la haute mer, cap sud sud-ouest, à destination d'Alger.

 

Dans l'entrepont, aménagé pour le transport de troupe, s'entassaient plus de sept cents soldats, fraction d'un contingent destiné à renforcer encore l'armée d'Afrique, impliquée dans des opérations de pacification impitoyables, depuis qu'au mois de novembre 1839, ayant rompu le traité de la Tafna et proclamé la guerre sainte, l'émir Abd el-Kader avait lâché, sur les colons de la Mitidja, ses cavaliers fanatisés. Ivres de haine et de carnage, ceux-ci n'avaient laissé que des cadavres mutilés et des habitations incendiées partout où ils étaient passés.

 

L'atrocité de ces massacres avait, à l'époque, fait l'unanimité à Paris sur la nécessité de mener contre un aussi sanguinaire adversaire une guerre sans merci. Le ministère de la Guerre avait envoyé des renforts qui augmentèrent de près d'un tiers l'effectif du corps expéditionnaire, et en remplacement du maréchal Valée, partisan d'une colonisation restreinte, Bugeaud fut nommé gouverneur général de l'Algérie. À l'occasion de ces sinistres événements, celui-ci il avait su faire prévaloir une opinion favorable à la conquête totale et à la colonisation militaire, devenues inévitables, selon lui, sans plus tenir compte des énormes dépenses à engager pour l'exécution d'un tel programme.

 

Dès son arrivée à Alger, en février 1841, Bugeaud avait organisé sa guerre, à laquelle il donna un caractère implacable en adoptant une stratégie calquée sur celle de l'ennemi, considérant – à son exemple – la razzia comme un moyen de combat légitime et la guerre inexpiable comme seule réplique pertinente dans sa langue au djihad mahométan.

 

Le pays souffrait, mais l'emprise des Français s'y rétablissait d'autant plus fermement que les succès indéniables obtenus dans les plus brefs délais, avec la chute des places fortes rebelles à la limite des plateaux, s'étaient vus couronner par la prise de la smala d'Abd el-Kader ; un coup d'éclat déterminant qui avait contraint celui-ci à se réfugier au Maroc, suivi du reste de ses fidèles. Puis il y avait eu la bataille de l'Isly, remportée sur l'armée marocaine. Le sultan Abd er-Rahman avait alors dû s'engager à refuser tout secours à l'émir et à l'interner s'il pouvait se saisir de lui.

 

Élevé à la dignité de maréchal de France et honoré du titre de duc d'Isly à la suite de ce fait d'armes victorieux, Bugeaud demeurait néanmoins persuadé qu'il n'en avait pas terminé avec Abd el-Kader, dont il savait qu'il reconstituait ses forces à l'abri derrière la frontière où, au mépris des accords passés, le sultan le laissait libre d'agir. En prévision d'un affrontement qu'il estimait inéluctable et proche, le gouverneur général, comblé de gloire et d'honneurs, s'était alors rendu à Paris pour réclamer encore davantage d'hommes. Bien que les unités stationnées en Algérie eussent déjà représenté un tiers des effectifs de l'armée – et au moins le double de ce que pourrait jamais rallier Abd el-Kader à sa cause –, la Chambre avait consenti un nouveau renfort. Il s'en était suivi une campagne de propagande, menée tambour battant dans les casernes, en faveur des enrôlements pour l'Afrique. Les soldats à bord de la Minerve étaient de ceux que l'aventure avait tentés. Augustin Houssard était l'un d'eux.

 

L'escouade des chasseurs d'Orléans dont faisait partie ce jeune Lorrain avait embarqué parmi les derniers. Un sergent de l'infanterie de marine les avait guidés jusqu'à l'emplacement qui leur était attribué dans l'entrepont, près d'un sabord, à l'avant sur bâbord. La pièce d'artillerie qui aurait dû se trouver là manquait, car depuis qu'elle servait pour le convoiement de la troupe, la frégate était délestée de ses canons. Des hamacs pendaient aux poutres de la membrure, de maigres paillasses étaient empilées contre la coque. Le sergent indiqua aux néophytes comment utiliser les uns et disposer les autres afin de ménager la place, puis il invita l'adjudant Thomas, chef de ce détachement, à désigner deux hommes chargés de ramener la gamelle du groupe aux heures de la soupe 1 et, à la volée, recommanda d'éviter de s'entasser devant le sabord, il valait mieux en dégager l'accès pour permettre à ceux qui auraient le mal de mer de vomir à l'extérieur.

 

– Ce n'est pas pour la vue, c'est pour l'odeur, crut-il bon de préciser en s'éloignant.

 

En effet, l'odeur était vite devenue exécrable. À cause de la touffeur ambiante, due tout autant au soleil chauffant le pont qu'à la présence d'un grand nombre d'hommes concentrés dans un volume réduit et quasiment clos, l'atmosphère s'était chargé d'effluves moites, combinaison écœurante de sueurs multiples, de bois humide, de moisissures et de marée. À la sortie du port, le vent du large n'avait qu'un instant aéré l'intérieur, car une ruée vers les ouvertures, provoquée par l'effet des mouvements du navire sur des organismes non habitués, eut pour conséquence d’empêcher l'air frais d'entrer aussi bien. Il en résulta que certains estomacs barbouillés expulsèrent alors sur le plancher un casse-croûte mal digéré : juste de quoi rendre malades ceux que le tangage et le roulis avaient épargnés.

 

Augustin supportait avec peine cette atmosphère chargée. Insensible au mal de mer, la chaleur, surtout, l'incommodait ; aussi eut-il tôt fait de se débarrasser de sa capote-tunique pour rester en bras de chemise. La plupart de ses compagnons avaient fait comme lui, mais c'était encore insuffisant pour se sentir à l'aise dans cette espèce d'étuve où ils étaient confinés.

 

En peu de temps, l'agitation brouillonne qui s'était manifestée depuis l'embarquement jusqu'au départ s'était calmée, chacun avait pris sa place dans l'espace restreint qui lui était imparti. Méfiant vis-à-vis du hamac, Augustin s'était assis sur le bord d'une paillasse qu'il avait déroulée contre la charpente de chêne, en avant du sabord. De là, en se penchant un peu, il pouvait voir la crête d'écume des vagues battues par le flanc de la frégate et, dans un lointain déjà imprécis, au travers de l'air vibrant de midi, l’amphithéâtre de collines dominant la masse urbaine de la cité phocéenne. Les bouffées marines, qui lui parvenaient par à-coups, lui faisaient du bien. L'esprit vidé de toute réflexion, le corps tendu, immobile, sa vie paraissait concentrée dans le regard fasciné vrillant de ses yeux mi-clos vers la terre de France qu'il n'avait encore jamais quittée et dont il lui semblait s'éloigner pour toujours.

 

À son côté, agenouillé à même le bois, Joseph-Martin Rimond, le camarade préféré d'Augustin, scrutait lui aussi les reliefs provençaux en train de s'effacer. Les deux hommes se connaissaient depuis peu, ils s'étaient vus pour la première fois quelques semaines auparavant, à Toulouse, à la caserne où l'on avait regroupé des volontaires pour l'Algérie versés dans le corps des chasseurs d'Orléans. Ils n'avaient pas sympathisé tout de suite. Un tempérament réservé retenait Augustin de se lier d'emblée avec autrui et ils paraissaient, l'un auprès de l'autre, a priori trop dissemblables pour qu'on pût les imaginer appairés tels Achille et Patrocle ou Montaigne et La Boétie.

 

Augustin était un robuste garçon de la campagne, dépassant les six pieds sous la toise, blond comme on l'est souvent dans sa province, un peu lent dans ses gestes, plein d'une force contenue, tant par l'éducation reçue que par une timidité naïve tournée en modestie et une native douceur de caractère que l'on découvrait dès l'abord dans le bleu nitescent de son regard. Joseph-Martin s'était, pour ainsi dire, élevé seul dans un faubourg ouvrier de Paris. Noiraud, nettement moins grand qu'Augustin, mince, tout en nerfs et en muscles fins, il se tenait rarement tranquille, parlait volontiers et affrontait le contact d'autrui sans complexe. C'est sur le chaland qui avait transporté la troupe de Toulouse à Sète par le canal du Midi qu'Augustin et Joseph-Martin s'étaient rapprochés l'un de l'autre. Avant même de parvenir à Marseille, ils étaient devenus les meilleurs amis du monde.

 

D'un naturel peu loquace, Augustin aimait chez son nouveau copain cette facilité de parole qui l'entraînait dans des conversations d'une exubérance picaresque. Pourtant, depuis qu'ils étaient à bord de la frégate, les mots ne sortaient plus. L'angoisse latente du déracinement qui s'opérait, l'inquiétude sourde du grand départ, avaient noué les gorges. Tous deux ressentaient une profonde émotion en regardant s'enfoncer derrière l'horizon marin les côtes rocheuses de Provence. Là-bas, l'un comme l'autre se trouvait loin de chez soi, mais c'était tout de même encore « le pays » ; et si pour arriver jusqu'à Marseille ils avaient navigué sur des canaux, sur la mer aussi, à aucun moment ils n'avaient perdu de vue les champs, les vergers, les forêts, les collines, les maisons qui composaient autant de paysages familiers. Dans les flancs de la Minerve, à cet instant, se produisait confusément en eux une espèce de déchirure. À mesure que le navire s'éloignait, leurs yeux, brouillés de larmes refoulées, fixaient les dernières images du sol natal se dérobant peu à peu à leur vue, jusqu'à finir par le chercher en vain où ils le distinguaient encore une minute plus tôt.

 

La voix sonore du caporal Jean Lavayssière les tira simultanément de leur état de contemplation.

 

– Oh, les gars ! Elle vous plaît la mer ?

 

Si à ces mots Augustin ne bougea pas d'un pouce et demeura coi, Joseph-Martin redressa son buste, prit conscience que la position qu'il avait adoptée était douloureuse à ses genoux, fit une grimace, s'assit et se massa les rotules.

 

– Pour sûr, caporal, répliqua-t-il, ça manque de l'animation des rues de Pantin, mais c'est plus bleu. Tu veux bigler ?

 

– Pas maintenant, j'ai besoin de deux bonnes volontés capables de tenir debout pour rapporter la bouffe. Rhabillez-vous et venez avec moi.

 

– Toujours les mêmes qui bossent ! Tu ne pouvais pas te trouver d'autres volontaires pour aujourd'hui ?

 

Posant sa lourde main sur l'épaule de son camarade et s'appuyant sur elle pour se relever, Augustin interrompit l'une de ces diatribes dans lesquelles Joseph-Martin se lançait à plaisir en maintes occasions.

 

– Tais-toi donc, Parigot, obéis au caporal. Il nous permet de sortir un moment d'ici, c'est une faveur à ne pas manquer.

 

S'étant réglementairement revêtus, les deux hommes suivirent le caporal et s'insérèrent dans la file des soldats de service d'ordinaire qui gravissaient les marches menant au pont.

 

Après les trois heures qu'il venait de passer dans l'entrepont, le retour au grand air provoqua chez Augustin une sorte de vertige, tellement ses sens étaient surpris par ce qu'ils percevaient de nouveau et de puissant, propre au monde maritime dont il ignorait tout. De prime abord, ce fut le vent omniprésent et fort à couper la respiration qui le frappa en plein visage. Il cilla sous l'effet de cette gifle vivifiante chargée d'embruns iodés, la sentit devenir caresse à travers ses vêtements et s'en trouva pénétré jusqu'au plus intime de son être. Les narines dilatées, il reprit son souffle et, d'une ample inspiration, emplit ses poumons, puis il ouvrit les yeux tout grand, à l'ombre de sa main placée en visière, pour admirer à satiété le spectacle majestueux dont l'ensemble de ses facultés l'avait instantanément averti. Opéra inouï, pour un paysan de l'est de la France, que cette gigantesque voilure de frégate rendue vivante par la magie du vent, gonflée sous les vergues arrimées aux mâts empennés de haubans arachnéens, déployée sur un fond d'azur infini où le ciel et la mer se rejoignent, au sein d'une rumeur confuse, mélange de sons étranges et de cris nés de l'âpre hyménée, complice et intraitable, du navire et des éléments, des marins et du navire.

 

Tout comme Augustin, en prenant pied sur le pont, les autres soldats de la corvée découvraient, fascinés, l'impressionnante vision du grand voilier qui les portait en fendant les flots avec des balancements générateurs d'une instabilité déconcertante pour leur équilibre. C'est sans véritablement en avoir conscience qu'ils se rangèrent à la queue leu leu le long du pavois, pour cheminer avec lenteur vers la cuisine, aménagée au milieu du pont, où s'effectuait la distribution des rations de vivres. Derrière le caporal, Joseph-Martin s'agitait ; il étirait son cou à droite, à gauche, aux fins de tout apercevoir de la mer, du bateau... et du menu du jour.

 

– Tu peux zieuter ce qu'on nous sert à morfiler 2, caporal ? demanda-t-il. Pas moyen d'entraver à la renifle 3 ce que c'est, il y a trop de vent. J'espère qu'on ne nous a pas encore fricoté des caillés 4 comme à Marseille, ça ne me plaît pas des masses.

 

– Pas de poisson aujourd'hui, des pommes de terre au lard avec du chou, annonça Lavayssière par-dessus son épaule. Un repas de fête comme il n'y en a pas tous les jours sur les rafiots de la Royale. C'est Houssard qui va être content !

 

Ces paroles amenèrent un sourire sur les lèvres d'Augustin, manifestement satisfait d'un menu lui rappelant sa province et n'ajoutant pas la nouveauté d'une nourriture dont il n'avait pas l'habitude au dépaysement total dans lequel il se trouvait plongé depuis le matin.

 

La belle ordonnance de la file d'attente qui progressait à une allure d'escargot fut soudain rompue.

 

– Des requins ! Là-bas, des requins !

 

Un doigt pointé dans la direction de l'étrave, le buste penché par-dessus le bastingage, un très jeune soldat en uniforme de hussard désignait à l'attention de tous, une bande de dauphins qui bondissaient hors des flots en accompagnant la frégate. Il s'ensuivit un beau tohu-bohu dans la troupe, tant la curiosité de chacun était excitée par cette attraction inédite. C'était à qui se pencherait le plus pour mieux voir les fantaisies de ce ballet nautique. Et foin pour tous des bousculades ! Les exclamations fusaient :

 

– Qu'ils sont grands !

 

– Nom d'un lapin, vise un peu, ils nagent si vite qu'ils nous dépassent !

 

– Et en ordre militaire ! Un, deux ! Un, deux !

 

Un chœur joyeux reprit cette scansion familière en l'adaptant à la cadence des bonds des cétacés.

 

– Ils ne vont pas attaquer le bateau pour nous dévorer, au moins ?

 

À cette interrogation, faussement inquiète et puérile du hussard, répondit un éclat de rire quasi général. Quelque peu narquois, juste derrière lui, Lavayssière se mit en frais de le rassurer : la frégate était bien trop grosse, et puis il ne s'agissait pas de requins, mais de dauphins, qui n'étaient pas dangereux pour l'homme.

 

– Il existe des poissons aussi gros que ceux-là et qui ne sont pas des requins ?

 

– Les dauphins ne sont pas des poissons, rectifia le caporal d'un ton péremptoire.

 

Puis, ses connaissances ne lui permettant pas d'instruire davantage son interlocuteur – lui-même dans l'incertitude quant aux différences fondamentales entre mammifères marins et poissons –, il coupa court à d'éventuelles questions sur le sujet en poussant devant lui ce cavalier ignare. D'ailleurs, après avoir salué la Minerve à leur manière, les dauphins avaient disparu. On continua çà et là sur le pont d'évoquer leur spectaculaire prestation, mais la progression avait repris dans l'ordre et, suivi de ses deux acolytes, Lavayssière finit par arriver face au cuisinier à qui il donna le bon sur lequel s'inscrivait en gros chiffres le nombre de rationnaires de leur détachement.

 

– Et vingt-huit portions pour les chasseurs d'Orléans ! clama d'une voix grasse épicée d'un fort accent méridional le gargouillou 5 bedonnant et rigolard qui régnait sur la cuisine de bord.

 

Le plus proche de ses aides emplit d'une généreuse potée au lard deux grandes gamelles dont Augustin s'empara. L'autre, qui tendait à Joseph-Martin les sacs contenant du pain et des biscuits de mer, fut remercié par une plaisanterie qu'il ne comprit pas et le figea, bouche bée, le temps que le caporal se chargeât sans son assistance d'une outre de vin et d'une jarre d'eau.

 

Les trois hommes regagnèrent l'entrepont où leurs compagnons les attendaient avec quelque impatience. On a de l'appétit à vingt ans et le dernier repas semblait déjà loin à la plupart d'entre eux.

 

Pendant que l'adjudant supervisait la distribution de nourriture et que le caporal versait les rations de vin, un chasseur avisé se mit à bricoler un système pour suspendre, à l'abri des accidents du roulis et des chocs malencontreux, la réserve d'eau potable dont on les avait prévenus qu'elle devrait durer jusqu'au soir.

 

Dans le brouhaha et l'agitation péniblement maîtrisée de cette cantine d'un genre particulier, une fois servi, chacun cherchait, avec des mouvements rendus forcément étriqués par l'étroitesse du lieu, l'endroit où il allait se caser pour manger. La corvée accomplie leur ayant donné l'avantage de la priorité pour recevoir leurs parts, Joseph-Martin et Augustin s'étaient assis côte à côte, le dos appuyé à la paillasse qu'ils avaient tassée contre la coque.

 

Les deux amis avaient des comportements opposés pour se nourrir. Le premier ingurgitait ses légumes à grande allure, presque sans mâcher, sans cesser pour autant d'interpeller l'un ou l'autre, réservant le pain et le lard pour la fin. À l'inverse, le second prenait tout son temps, mastiquait sans un mot, avec une lenteur opiniâtre, chaque bouchée arrachée d'un vigoureux coup de dents à la demi-boule de pain dont il tartinait au préalable la tranche avec de la pomme de terre écrasée mêlée de fragments de feuille de chou dorés par la cuisson au saindoux. Ce mélange rustique, il se satisfaisait de l'améliorer une fois sur deux d'un dé de lard qu'il découpait sur le fond de sa gamelle dans le morceau informe et gras constituant sa part de viande puis portait à sa bouche d'un geste mesuré, serré entre le pouce et la lame de son Capucin.

 

Un outil sacrément pratique ce Capucin acheté à Toulouse, lorsqu'il avait fallu remplacer le vieux couteau forgé à Rémilly ! Sa lame se pliait pour le porter dans la poche, et un ingénieux système de bague coulissant sur le dos du manche en corne permettait de la bloquer en position ouverte.

 

La mer était calme, les hommes s'étaient pour la plupart accoutumés au branle de la navigation, le repas se passait bien. Peu de malades. Par-ci par-là, sitôt la dernière bouchée avalée, s'agglutinaient de petits groupes, pour discuter ou pour jouer aux cartes, aux dés, aux osselets... Certains avaient allumé une pipe, d'autres, poussés par la curiosité, tendaient un hamac pour s'essayer à l'usage de cette toile de repos suspendue, ce qui n'allait pas sans cabrioles inopinées et dégringolades cocasses déclenchant force éclats de rires et lourdes plaisanteries. Après avoir dare-dare englouti sa portion de potée et vidé d'un trait son quart de vin, Joseph-Martin s'était levé en éructant bruyamment.

 

– Le temps que tu finisses de grailler, dit-il à Augustin, nous serons en Afrique. Je vais voir s'il n'y a pas une partie de dés qui se lance quelque part et des thunes à gagner pour les bordels d'Alger. Ce n'est pas le moment de rester près de l'adjudant, il va y avoir corvée de nettoyage des gamelles. À tout à l'heure !

 

Augustin acquiesça du bonnet, sans se laisser le moins du monde distraire de la très sérieuse occupation qui mobilisait toute son attention et se résumait à garnir son estomac, en profitant, tel un gourmet, de l'agrément que cette activité procure à qui sait l'apprécier. Peu lui importait d'être désigné pour faire la vaisselle collective, il n'était pas fainéant et ce serait pour lui une occasion de remonter sur le pont, où il pourrait de nouveau respirer l'air enivrant du large ; en contrepartie de ce plaisir, il se proposerait même de plein gré pour la corvée. Mais l'adjudant ne demanda pas de volontaire, il choisit d'autorité le chasseur Perrin pour le nettoyage des gamelles. Alors, ne trouvant rien de mieux à faire, Augustin s'installa le plus commodément possible, mi-assis, mi-allongé sur la paillasse qu'il avait disposée en fauteuil dans l'encoignure d'une aiguillette de porque 6. D'où il était, sans avoir une vue sur la mer par le sabord, il en ressentait néanmoins toute la présence bénéfique, à cause de l'air vif qui l'atteignait par bouffées épisodiques, des embruns qui le rafraîchissaient, du clapotement de l'eau contre la coque dont il percevait le bruit assourdi à travers la toile grossière gonflée de paille de maïs sur laquelle sa tête reposait. Dans cette position détendue, en pleine quiétude, repu et bercé, Augustin ne tarda guère à s'endormir. Il faut dire qu'il n'était pas le seul à succomber au sommeil. L'ambiance de l'entrepont, où dominaient éclats de voix et rires intermittents, s'était graduellement accommodée de ronflements sonores.

 

La sieste d'Augustin fut interrompue un peu avant le changement de quart par Joseph-Martin qui lui secouait l'épaule.

 

– Augustin ! Hé ! Augustin, réveille-toi ! Tu ne vas pas faire toute la traversée en pionçant, non ? Bouge-toi un peu, mon pote !

 

Augustin s'ébroua, redressa son corps engourdi par trois heures d'inactivité afin d'adopter une position assise plus ferme. Puis, repliant sa jambe droite sous la gauche, il se massa la nuque à deux mains en remuant la tête d'un mouvement circulaire, s'étira, le dos bien droit, poussa un gros soupir qui s'amplifia en bâillement et s'acheva sur un grognement rauque.

 

– Aaah… ! Qu'est-ce qu'il y a ? Tu ne pouvais pas m'oublier encore un peu !

 

– Tu as déjà trop pioncé comme ça, c'est bientôt le soir. Vise un peu qui est avec mézigue.

 

Augustin reconnut le hussard qui avait pris les dauphins pour des squales mangeurs d'hommes.

 

– M'est avis que vous avez des tas de choses en commun tous les deux, enchaîna Joseph-Martin : tu t'appelles Houssard et il est hussard, c'est presque pareil ; tu es de Metz et il s'appelle Metz, c'est encore mieux, non ? Tu es blond et il est blond...

 

Agacé par cette énumération de prétendus points communs qu'il trouvait ridicule, Augustin le coupa tout net.

 

– Ça va ! Ça va ! Je ne suis pas de Metz, mais de Rémilly. C'est la campagne, Metz c'est la ville. Quand j'y suis allé pour la première fois, je devais avoir douze ans et je n'y suis pas souvent retourné avant de devenir soldat. Quant à tes autres ressemblances…

 

Il haussa les épaules et hocha la tête pour exprimer sans mots inutiles ce qu'il en pensait.

 

– Salut, Metz, reprit-il en tendant sa main ouverte, ne fais pas attention si je grogne un peu, j'ai parfois le réveil difficile. Il y a toujours du plaisir à rencontrer un pays.

 

L'autre accompagna la poignée de main qui scellait ces présentations d'un sourire franchement amusé et rectifia :

 

– Mon nom est Maetz, « Ma-etz », il me vient d'un grand-père alsacien, mais je suis né dans le Midi. Mon prénom c'est Michel.

 

– Et il ne faut pas croire, relança Joseph-Martin qui suivait son idée, avec sa bonne bouille et après son histoire de requins qui risquaient d'attaquer la Minerve pour nous avaler tous, on le prendrait volontiers pour un innocent, mais c'est un fin roublard qui s'y entend à jeter les dés. Je lui dois cent sous... Tu peux me les prêter jusqu'à notre prochaine solde ? J'ai presque tout bouffé ce que j'avais à Marseille et j'ai paumé plus que le reste tout à l'heure.

 

En grommelant un peu pour la forme et aussi parce qu'il n'était pas lui non plus très en fonds, Augustin prit cinq pièces dans la petite bourse qu'il serrait sous sa ceinture, les remit à son ami qui les donna au hussard, lequel les empocha et prit congé d'un salut de la main en leur disant sur un ton enjoué :

 

– À la revoyure, les chasseurs ! Toujours à votre disposition pour une partie de dés.

 

Le regardant s'éloigner vers l'arrière, Joseph-Martin bougonna en manière d'excuse à l'intention de son camarade :

 

– C'est égal, je ne sais pas comment il s'y est pris. Je ne suis pas maladroit aux dés, j'ai un peu aidé la chance, mais ça n'a servi à rien.

 

– Bien fait ! lui rétorqua Augustin. Ou le ciel t'a puni, ou ce gars triche mieux que toi. Quoi qu'il en soit, ce n'est pas malin de jouer pour de l'argent.

 

– Où serait l'intérêt sans ça ? C'est le risque de perdre qui augmente le plaisir de gagner. Tu ne sais pas vivre.

 

– Peut-être que je ne sais pas vivre, comme tu dis, mais je n'ai pas à quémander de l'argent à Jacques, Pierre ou Paul, moi ! J'en évite la honte.

 

– Quelle honte ? Un fanandel 7 ça n'aide-t-il pas avant tout à sortir de la mouise sans discutailler ?

 

– Bien sûr ! Seulement, l'amitié ce n'est pas cela « avant tout », c'est autre chose. Je ne trouve pas les mots pour le dire, mais je sais que si je suis ton ami, ce n'est pas parce que je pense qu'un jour je pourrais te demander de l'aide. C'est beaucoup plus simple et c'est aussi plus compliqué, cela ne s'explique pas.

 

– Tu es fort et bon, c'est pour ça que tu es mon pote. Mais, ceci dit, ce n'est pas bien d'être rapiat. Tu n'as rien dépensé de ta prime pour l'Algérie ni de ta solde, je le sais : tu ne lèves pas le coude, tu ne joues pas et tu n'es pas sorti du casernement pour aller trousser les filles, ni à Toulouse, ni à Marseille, alors...

 

– Il me reste maintenant à peine l'équivalent de ce que je t'ai passé pour régler à Maetz ta dette de jeu ! J'envoie presque tout ce que l'armée me paie à mon père et à ma mère qui en ont besoin à la ferme.

 

Le ton, entre eux, s'était progressivement chargé de quelque âpreté. Cette réplique d'Augustin provoqua une rupture dans le déroulement de la discussion. Il y eut un silence.

 

– Excuse-moi, reprit Joseph-Martin, je ne pouvais pas savoir, tu ne dis jamais rien. À part que tu es un paysan des environs de Metz, je ne connais pas grand-chose de toi. Par exemple, pourquoi tu es griveton volontaire pour l'Algérie, tu ne m'en as pas causé. C'est donc pour aider ta famille ?

 

– En quelque sorte. Je te raconterai, une autre fois, peut-être.

 

Augustin quitta sa place. Sans se redresser vraiment, il se glissa vers le sabord et, tournant ostensiblement le dos à son camarade, il se mit à fixer la mer. Par cette attitude, il affirmait sans équivoque sa volonté de couper court à une conversation dont le tour qu'elle avait pris ne lui convenait pas. Toutefois Joseph-Martin n'était pas homme à se rebuter pour si peu, alors qu'une impérative excitation le démangeait, sous l'effet conjugué du désir de parler et de la curiosité. À quatre pattes, jouant des épaules et des coudes, lui aussi parvint à proximité du sabord. Il essaya de renouer le fil brisé de leur dialogue, mais on manquait d'intimité près de cette ouverture dont beaucoup recherchaient le voisinage, et il comprit, à la mine fermée d'Augustin, que pour l'instant il n'y avait rien à faire. Résigné, il renonça momentanément à satisfaire sa fringale d'indiscrétion et trouva un dérivatif auprès de l'adjudant Thomas dont il se rapprocha pour lui poser des questions sur l'Algérie.

 

Tout en continuant de tirer sur sa bouffarde, le sous-officier répondit de bonne grâce et un groupe s'assembla autour de lui pour entendre évoquer ce pays lointain à destination duquel on était embarqué.

 

Le repas de six heures fut plus frugal que celui de midi : un potage – épais et gras, il est vrai – et des biscuits de marin.

 

Le soir s'attardait à tomber. En dépit des efforts qu'il renouvelait périodiquement, Joseph-Martin ne parvenait plus à tirer un mot de son ami. Découragé, il finit par se couler dans un hamac, car il faisait dès lors trop sombre dans l'entrepont pour circuler de l'un à l'autre et que déjà pas mal d'entre eux s'apprêtaient plus ou moins pour passer la nuit.

 

Malgré ce qu'il faisait à dessein paraître, Augustin ne gardait nulle animosité contre son camarade pour leur semblant de dispute. Sa bouderie affectée visait uniquement à le soustraire aux bavardages de Joseph-Martin qui lui portaient sur les nerfs depuis qu'ils se trouvaient enfermés si nombreux dans l'espace réduit enserré entre les flancs de la Minerve et le poids écrasant d'un plafond trop bas. L'atmosphère était oppressante, il avait besoin d'air libre, ou pour le moins d'un peu d'intime solitude, afin de recouvrer son équilibre ; davantage qu'à tout autre moment de la journée, c'était en cet instant de nostalgie crépusculaire qu'il ressentait le plus l'amertume de l'éloignement du pays natal.

 

Augustin s'était couché sur la paillasse. Il faisait nuit. Dans chaque compartiment de l'entrepont une lampe tempête suspendue à un crochet fiché dans le milieu d'un barrot de la charpente, empêchait que l'on fût plongé dans la plus profonde obscurité et projetait alentour des ombres aux ondoiements étranges. On avait toujours aussi chaud, plus peut-être, car l'air saturé des moiteurs suffocantes du sommeil collectif semblait, de surcroît, alourdi par la rumeur confuse issue de la respiration sonore des trop nombreux dormeurs entassés là. De temps à autre, une toux, un raclement de gorge, le choc sourd de quelque corps contre le bois dur du bateau, avec en permanence les craquements de la coque et le bruissant clapotis de la mer : Augustin ne parvenait pas à s'endormir. Les yeux grands ouverts, il fixait la claire-voie du panneau avant où, au gré des balancements du navire, les étoiles sur fond de ciel nocturne dansaient une ésotérique sarabande. Il avait envie de monter sur le pont, une envie de plus en plus pressante au fur et à mesure que les minutes s'écoulaient, une envie énervante, à chasser le sommeil.

 

Les huit coups de cloche, heurtés en quatre paires, annonçant la fin du quart des tribordais, avaient retenti depuis un bon moment déjà, il devait être près d'une heure du matin. N'y tenant plus, Augustin se leva pour gagner l'escalier donnant accès au pont. Cela faisait beau temps qu'on avait mouché toutes les lumières, mais il y parvint presque sans tâtonner tant il s'était adapté à la pénombre ambiante. Il en gravit les degrés et déboucha au pied du gaillard d'avant sous la voûte étoilée.

 

L'air de la nuit rafraîchissant et doux lui procura immédiatement une sensation de volupté purificatrice. La mer était un immense miroir ténébreux qui renvoyait, de-ci de-là au gré des vagues, une fantasmagorie de milliers d'éclats de croissant de lune sur lesquels la frégate glissait, poussée sur les flots noirs par le déploiement tendu de sa blafarde voilure. Parcouru de l'échine à la nuque par un frisson en voie de générer une crampe, Augustin fit quelques pas, tout en enfilant la capote-tunique de son uniforme, machinalement jetée sur son épaule en se levant, longea la superstructure de la cuisine jusqu'à la dépasser et s'assit sur un rouleau de cordage. Adossé contre la cabine des maîtres d'équipage, le regard tourné vers l'arrière où la silhouette de l'homme de barre se profilait sur la dunette, il s'abandonna aux errances d'un songe éveillé où des souvenirs d'enfance et les mirages de voyages utopiques entrevus autrefois se mêlaient à la réalité du moment.

 

 

 

Petit garçon, Augustin se plaisait à bâtir des mondes héroïques à partir des épopées qu'il découvrait, avec les autres enfants de la paroisse, au fil de l'apprentissage de la lecture à l'école du père Plasmann, le curé de Rémilly. Ce prêtre pédagogue, fort savant pour un modeste curé de campagne, affichait un penchant immodéré pour l'histoire, assorti d'une prédilection particulière pour l'époque médiévale, parce qu'il nourrissait une curiosité exaltée pour tout ce qui se rapportait aux luttes et aux conquêtes triomphantes du christianisme catholique romain. Aussi, à côté des textes édifiants tirés des Évangiles et de La Légende Dorée, possédait-il la maîtrise d'une foule de récits qui lui permettaient d'autant mieux de captiver son auditoire qu'il avait à l'avenant la passion de conter. Il amalgamait bien quelque peu, parfois sans trop de discernement, l'historique et le légendaire, mais c'était tellement plus beau, dit à sa manière, plus palpitant à écouter : le drame des premiers chrétiens persécutés par les empereurs de la Rome païenne, sainte Blandine et l'évêque Pothin, saint Sébastien ! Et le miracle de la vision de Constantin ! Le vœu de Clovis à la bataille de Tolbiac ! Le roi Arthur, les chevaliers de la table ronde ! Les Croisades en Terre sainte, Godefroy de Bouillon, Bohémond, Tancrède ! Et la Reconquista de l'Espagne ! Et les nouveaux mondes, la conversion des Indiens d'Amérique, celle des Japonais par saint François-Xavier !...

 

En d'autres temps le bon père Plasmann aurait pu être moine soldat. Quand il était jeune, il avait ardemment souhaité s'en aller vers des terres lointaines où il aurait apporté la sainte parole du Christ aux peuples primitifs et sauvages du bout du monde. Mais alors, les circonstances n'étaient pas favorables. Sournoisement, la vieillesse l'avait surpris à Rémilly, où il s'était contenté, au fil des ans, de partager ses illusoires destinées avec des générations de gamins d'une paroisse de Lorraine, auxquels il enseignait le catéchisme et donnait quelques solides rudiments d'instruction.

 

Élève attentif, Augustin avait bien appris, bien retenu, bien imaginé, à son tour, pour entraîner ses compagnons de jeu dans des conquêtes du Graal, des délivrances de Jérusalem épiques ayant pour décor une tuilerie en ruine près du bois de Fraheux, des explorations de nouveaux mondes en naviguant sur l'étang, tel Christophe Colomb sur l'océan, ou sur la Nied, tel Cavelier de La Salle descendant le cours du Mississippi.

 

Tout cela lui avait laissé des souvenirs merveilleux qui lui revenaient à la mémoire de façon chaotique. L'enfant dans le jeu et le héros de légende étant, l'un autant que l'autre, l'un pas sans l'autre, sources de réminiscences, heureuses au point d'en devenir étourdissantes. Petit à petit, sans qu'il s'en rendît compte, les images du rêve se superposèrent à celles du réel, les recouvrirent entièrement. Alors, étourdi par cette féerie onirique, bercé par les balancements de la frégate, paupières lourdes, Augustin sombra dans l'engourdissement du sommeil qui le gagnait.

 

 

 

Ce sont les voix des seconds maîtres passant les consignes et souhaitant bon repos à moins de cinq pas de lui qui, au changement de quart, l'éveillèrent. Sur bâbord le ciel s'éclaircissait des lueurs de l'aube. Comme nul ne semblait lui porter attention, Augustin conserva sa position, affaissé dans le cordage sans bouger, guettant sur l'horizon à sa droite le premier éblouissement du soleil levant. Il n'eut pas à attendre longtemps : durant quelques minutes, les yeux mi-clos, le visage tourné vers l'orient, il savoura la montée du jour, dont l'air illuminé animait d'éclats étincelants l'or de ses cheveux et de sa barbe claire.

 

Soucieux d'échapper à toute espèce de remontrance possible, il ne pouvait prolonger ce plaisir. Avec un soupir de regret, il se mit debout, assura son équilibre, puis marcha vers le gaillard d'avant, saluant au passage un matelot qui lui parut très vieux – bonnet de laine et revêche collier de barbe aux poils gris –, lequel s'affairait si bien après le râtelier de pied du mât de misaine qu'il ne lui répondit pas.

 

Sitôt de retour dans l'entrepont, Augustin fut saisi d'une sensation d'étouffement insupportable provoquée tant par l'air vicié que par l'impression d'entassement qui ressortait du spectacle confus de tous ces hommes confinés dans une pénombre épaisse. Immobilisé un instant au bas de l'escalier pour contrôler son souffle, il reprit sa progression avec un but précis. Se faufilant entre les hamacs, enjambant avec précaution les corps affalés, il atteignit le sabord auprès duquel se trouvait sa paillasse et, négligeant son relatif confort, s'assit à même les planches dures avec un soupir de soulagement résigné, car, tout contre l'ouverture, il pouvait de nouveau respirer à son aise.

 

 

 

Le voyage dura deux jours et demi, par un temps uniformément beau et sans qu'aucun incident ne vînt troubler la navigation. Le vent souffla même si mollement, à partir de l'après-midi du 9, que la vitesse de la frégate tomba quelque peu en dessous de la moyenne habituelle dans ces eaux. Un roulement avait été organisé pour permettre à la troupe de passer, par groupes de cent, un peu plus d'une heure par jour sur le pont, cela distrayait les hommes et décongestionnait quelque peu la batterie, où régnait une chaleur extrêmement pénible à supporter.

 

Dès que Joseph-Martin l'avait de nouveau abordé, Augustin lui avait manifesté, comme auparavant, toutes les marques de la plus franche amitié, mais s'il avait d'entrée cessé d'esquiver le dialogue, il ne lui dit rien de sa sortie nocturne. Ils savaient tous, depuis le départ, que si d'ordinaire une partie des soldats embarqués effectuaient la traversée installés à l'avant du pont, cette pratique n'avait pas cours à bord de la Minerve, par décision du commandant. D'une part, il considérait que même convertie en vaisseau de transport une frégate demeurait un navire de guerre, dont la manœuvre ne saurait souffrir la gêne causée par des passagers agglomérés sur l'embelle avec leurs bagages ; d'autre part, l'avant étant le domaine de l'équipage, la promiscuité avec des soldats risquait, selon lui, de provoquer des tensions pouvant dégénérer en rixes ; et de plus, il fallait prendre en compte la navigation par mauvais temps, où frimas et paquets de mer rendaient le séjour extérieur éprouvant, voire périlleux. C'est pour ces bonnes raisons, et peut-être d'autres aussi, que les engagés du convoi étaient claustrés dans l'entrepont sur ordre formel du maître à bord après Dieu. Gare à qui serait pris à y contrevenir ! Augustin acceptait sans réserve de risquer une punition pour ce motif, mais il ne voulait entraîner quiconque dans l'aventure, pas plus qu'il n'entendait renoncer à passer dehors la prochaine nuit, ce à quoi il aurait immanquablement dû se résigner si Joseph-Martin avait connu son projet. Dans ce cas, il ne faisait aucun doute que son turbulent camarade aurait décidé de l'accompagner à la belle étoile, pour y chercher son plaisir davantage dans la bravade d'un interdit supérieur que dans le bonheur de s'endormir en respirant un air plus pur.

 

Les chasseurs d'Orléans se trouvaient sur le pont au début du second quart de l'après-midi du mercredi, quand la Minerve passa au large des Baléares, assez près pour permettre de distinguer à l'œil nu les maisons blanches des villages de pêcheurs au pied des collines et attirer des vols de mouettes qui vinrent danser leurs ballets aériens autour du navire, tant que les îles espagnoles furent en vue. Elles s'estompèrent dans le lointain, à la tombée du crépuscule et Augustin avait depuis longtemps regagné l'entrepont avec les soldats de son groupe, lorsque la dernière île de l'archipel disparut.

 

Quelques heures plus tard, un peu après la cloche du quart de minuit, comme la nuit précédente, il quitta sa paillasse pour aller rêver et dormir au clair de lune et au grand air, seul, assis dans un rouleau de cordage.

 

Il agit de même la troisième nuit et, au petit matin, alors qu'il se levait pour rejoindre les autres, il découvrit dans l'axe du mât de beaupré, à guère plus d'une lieue, les hauteurs d'Alger se dégageant d'une nappe de brume qui recouvrait la mer.

 

 

1- Le repas de midi aussi bien que le repas du soir (militaire).

 

2- Manger.

 

3- L'odeur.

 

4- Poissons, argot dérivé du mot écaille.

 

5- Cuisinier ou aide-cuisinier (marine).

 

6- Poutre à peu près verticale de la membrure du navire.

 

7- Ami, frère.